Volet 2
Que signifie donc cette grève de la faim ?
Evidemment, ce n’était pas la meilleure façon de montrer des « muscles ». Pourtant, c’est une autre manière sans doute de « fè goj ! ». On peut s’interroger sur l’origine de la souffrance qui conduit à une telle extrémité personnelle. Il ne faut pas laisser croire aux gens qu’il s’agissait d’une sorte de ras le bol d’avoir perdu du temps, lors des multiples rencontres ayant pour but d’expliquer, et encore expliquer… au petit peuple…et pour qu’enfin le Sénat ne daigne même pas prendre en considération cette démarche. Ce ne pouvait être que le rejet d’un déni républicain, explique l’acteur ! Alors il s’insurge publiquement. Et, il pousse un grand « cri de révolte contre la trahison d’un des nôtres !»[1]
En comparaison de ce que disait Serge ROMANA, il y a environ huit mois sur une radio en Guadeloupe, à propos de la position patriotique, sa décision d’entamer une telle action nous semble plus que problématique. Il disait en effet[2] : « Mais… Hébé ! A ce moment-là, si on reste à répéter ça éternellement… mais éternellement ! Nous n’irons nulle part ! C’est catastrophique ce type d’idéologie. On ne peut pas faire un truc comme ça !» Il parlait de la position indépendantiste. L’émotion tient lieu d’argument. Mais, fort de son expérience personnelle, sans aucun doute, il n’hésitait pas à enfoncer le clou : « Ou bien vous prenez les armes et à ce moment-là, vous le dites clairement ! Mais n’agitez pas des révolvers en plastique ou en carton en gonflant des muscles… Des muscles ! On met une petite punaise dans les muscles et ça explose ! Il n’y a aucun muscle derrière. C’est de la posture. » De la posture, dit-il ! Il ne voyait que des simulacres partout. Les travailleurs qui luttent pour de meilleurs salaires et des conditions de travail respectant le Code du Travail, les jeunes qui déambulent à l’ombre des amandiers et autres flamboyants, sans se voir offrir une perspective décente afin qu’ils construisent leur avenir, « C’est de la posture !» Mais, se rendant compte qu‘il était sur la radio la plus écoutée du pays, il se reprenait : « C’est en fait des personnes qui souffrent. » Et, heureusement lui il sait de quoi ils souffrent : « Qui souffrent parce que justement eh ben, elles n’ont pas fait le travail qu’on a fait : de réconciliation avec leurs propres parents. Elles n’ont pas fait ce travail-là. Donc, c’est pour moi un faux chemin. C’est pour moi quelque chose qui ne va nulle part, qui nous fait perdre du temps. » Il aurait diagnostiqué l’origine de la souffrance de « ces gens ». Il aurait administré à nombre de personnes membres du CM98 le « seul remède » apte à les guérir ! Se réconcilier avec ses « propres parents ». C’est là que la magie opère semble-t-il : quand les uns sont exaucés au cimetière des esclaves de l’Anse Maurice, en Guadeloupe, on doit se réconcilier avec les autres, vivants à la tête des plus grosses entreprises en Guadeloupe et en Martinique. Il pensait avoir gagné du temps. En l’occurrence, c’est le temps qui l’aurait ainsi rattrapé.
Il s’interrogeait avec ironie sur l’opportunité de se battre, « Que voulez-vous faire d’autre ? On ne peut pas éternellement refaire le match… Il est fait le match, hein, il est terminé, que voulez-vous : Vous n’avez pas fait de révolution antiesclavagiste, les noms nous ont été donnés, nous sommes des enfants d’affranchis, c’est ça la réalité… On ne va pas aller refaire le match de l’esclavage qui a 180 ans. Faut arrêter avec cette histoire !»[3]
Avec quelle histoire serait-on tenté de dire ? Chacun de nous porte avec soi sa « petite histoire » et le plus souvent elle prend des formes inattendues devant des proches, des intimes, voire des professionnels. Notre équilibre personnel dépend de notre capacité à la domestiquer, car elle dépeint pour une bonne part, notre quotidien. D’une façon générale, elle est partie de nous tant qu’elle ne se meut pas en toute liberté, prenant le dessus sur tout, y compris sur nous-mêmes.
Il y a l’histoire tout cours, qui selon l’assertion commune est plurielle. Elle comprend tout. Elle est diversifiée. Elle ne se laisse pas apprivoiser. On pourrait même dire qu’elle détermine tout, les personnes autant que les sociétés. La mise en esclavage des Africains à l’époque moderne fait partie des éléments constitutifs de cette histoire. Incontournable ! L’émotion peut vous conduire à vouloir la taire, l’enterrer, à ne pas l’enseigner aux enfants, rien n’y fera, elle émergera tel un iceberg au milieu de l’océan de nos actes supposés ou réels. Autrement dit, que ce soit par le biais de l’imaginaire ou par nos actes d’utilité quotidienne, elle est en nous et elle nous crée autant que nous la créons.
Il y a ensuite la discipline en elle–même qui est l’affaire de professionnels. En somme, tout un chacun de nous peut mettre en pratique les critères essentiels qui fondent la discipline : la référence aux sources (documents d’archives), l’esprit critique, l’honnêteté intellectuelle… Toutefois, il est souvent hasardeux de commettre des documents sans le recul nécessaire, c’est-à-dire les apports transversaux qui vous viennent par une longue pratique des archives. Aussi, croire qu’il suffit d’exposer un document parce qu’il existe, peut constituer une erreur monumentale, qui peut affecter durablement les mentalités. Il ne s’agit donc pas d’« arrêter avec cette histoire », mais d’être prudent, comme dans l’exercice de toute chose.
Aussi, lorsque d’aucun s’interroge sur l’opportunité de la proposition du CM98, il n’y a pas lieu de voir que de mauvaises intentions. Selon le courant d’opinion des intéressés, il faut distinguer des points de vue divergents, en l’occurrence, il y a les « républicains », les « potentats du système » d’un côté, et les « patriotes » de l’autre.
Les premiers sont à la recherche de l’équilibre le plus relax possible dans l’exercice de la citoyenneté française. Chez nous, ils sont assimilationnistes. En France, ils sont intégrationnistes. Assimilationnistes ou intégrationnistes, leur point de vue sur la question de la dualité « héros » et « victimes » dans la problématique de l’esclavage n’est pas forcément uniforme. Serge ROMANA est intégrationniste (fils d’esclaves au sein de la République…) et Félix DESPLAND est assimilationniste (la Guadeloupe, c’est la France…), pourtant, ils sont tous deux à l’origine de la controverse actuelle concernant le choix d’une date. Mais, au-delà de l’opposition entre ces deux approches à l’origine de cette grève, nous retrouvons des « assimilationnistes réactionnaires », partisans du développement des liens de suprématie de la « race blanche ». En outre, il y a des « assimilationnistes progressistes », partisans d’une France respectueuse de la diversité. Ces deux courants sont pétris dans un fidéisme colonial qui n’a pas d’égal dans l’histoire contemporaine : la France a une mission civilisatrice ! Serge ROMANA a depuis une année le vent en poupe afin de réaliser une alliance entre ces deux courants. L’annonce de la création de la Fondation pour l’Esclavage en est la plus directe illustration. Il y a d’autres initiatives du même genre en France, notamment celle des Socialistes avec à sa tête Lionel ZINSOU. Dans l’ensemble elles cherchent toutes à pérenniser la domination française, soit sur ces possessions coloniales actuelles ou tout simplement en redynamisant les liens de subordination avec des peuples Africains. Les uns et les autres sont dans une logique mémorielle qu’ils cherchent à matérialiser (Mémorial Acte en Guadeloupe, projet d’un monument en France…) ; ils sont tous d’accord pour édifier des monuments et fixer dans le calendrier des moments de célébration de la mémoire républicaine : une ou deux dates, cela ne revêt qu’une importance secondaire, sauf du point de vue de l’égo chez les uns, ou de la référence à des principes aussi idéalistes que creux, chez les autres.
Ni les uns, ni les autres ne sont préoccupés par la situation réelle des Peuples colonisés ou néo-colonisés. Ce sont les « patriotes révolutionnaires » qui ont mis au cœur de leurs actions la conscientisation des masses. En Guadeloupe, particulièrement, ils ont répondu depuis près de vingt ans à l’offensive assimilationniste par une démarche collective conceptualisée en une formule ramassée : « Fè Mémwa Maché ! Fè Konsyans Vansé !»[4]
La question de la mémoire est posée d’une manière dynamique, en marche, ce qui n’a pas manqué d’aboutir inéluctablement à un changement radical de l’état d’esprit de nombreux Guadeloupéens face à la question du territoire, d’où « La Gwadloup sé tan Nou ! La Gwadloup apa ta Yo ! ». L’histoire est investie tel un champ de connaissance de soi, du point de vue collectif et non familial ou individuel. Seule cette approche rend possible l’accès à un épanouissement personnel, individuel. Pour cela, il faut du temps.
C’est cette opposition idéologique et politique qui peut conduire à une pleine compréhension de la « crise » qui vient de secouer l’émigration guadeloupéenne en France. Cette grève qui se termine comme elle avait commencé est l’expression d’une grave crise, une rupture du temps, qui est en train de nous signifier qu’un profond renouvellement des forces est en cours. Les émigrés guadeloupéens, « fils d’esclaves », « républicains et Français » ont pris vingt ans pour dire au monde leurs espérances[5]. C’est fini ! Ce n’est pas quelque chose qui commence ! C’est un temps qui aujourd’hui appartient au passé. Terminons ce volet 2 sur ces mots d’un militant du MOUVMAN NONM :
« A nous l’avenir !
Aux forces de progrès ! Aux anti-colonialistes ! Aux ant-impérialistes !
A bâtir un nouvel avenir pour les Caribéens ! »
NB – (Prochaine parution dans 3 jours ; Volet 3)
[1] Outre-mer-news.fr, 14.01.2017.
[2] RCI, du 24.05.2016, repris par CREOLENEWS du 02.06.2016.
[3] CREOLEWAYS, 02.06.2016… Le Magazine des dynamiques créoles…
[4] cf. les mouvements initiés par FOS É BALAN (dynamique de reconstruction entamée au sein de l’UGTG et réunissant des Membres du syndicat et des patriotes non salariés), puis par l’UGTG, MOUVMAN NONM à partir de mai 2001 (affaire Michel Madassamy)…
[5] A vouloir parler en notre nom à TOUS, ils nous fait perde du temps !