Mémorial Acte…: Stratégie des hommes dits de couleur libres !

On ne saurait comprendre ce qui a pu motiver les concepteurs (ou le concepteur) de ce bâtiment dédié à la mémoire et le contenu qui nous est proposé, sans que l’on fasse un petit tour sur le terrain des stratégies sociales mises en oeuvre dès la fin du XVIIIe siècle par les principales composantes de la société coloniale en Guadeloupe.

A priori, l’acte peut paraître anodin et ressembler à la réalisation d’un projet dit culturel inscrit dans les papiers d’un organisme anti – colonial passé au crédit d’un élu représentant de la Région. Considérer cette chose sous cet angle là ce n’est ni plus ni moins qu’une réduction de la vision d’une telle démarche, à un angle extrêmement aigu qui ne permet pas de voir gran zafè. Elargissons le point de vue donc !

En réalité, le vertige qui semble envelopper le commun des mortels en découvrant l’oeuvre (quel sens lui donner ? pourquoi avoir fait cela ?…) est la résonnance psychique de son décalage avec la réalité la mieux partagée en Guadeloupe. Quelle est donc cette part réductrice à laquelle nous sommes soumise ? Quelle est cette autre part la mieux partagée dans notre pays qu’elle ne nous reproduit pas, malgré toute la majesté du bâtiment et les efforts des scientifiques qui ont validé son contenu ?

Le bâtiment se veut immense par rapport aux constructions qui existent en Guadeloupe, que l’on considère les bâtisses publiques, semi – publiques ou privées. Seules celles vouées à la défense de la colonie ont connu une telle emprise au sol, sur le territoire de Guadeloupe. La volonté du bâtisseur est démesurée compte tenu de l’existant. Il s’agit de sortir des schémas traditionnels, des habitudes, des dimensions jusque là affichées. Sauf à vouloir défendre une valeur, quelque chose !  Sans doute, est – ce  la commande publique qui a guidé le concepteur. Mais, ce dernier a vite fait de nous attacher à ce qui était déjà expérimenté en Asie, plus précisément au village olympique de  Pékin, en Chine. Bien ! C’est une option qui semble – t – il nous ramène vers nos vestiges des habitations de l’époque esclavagiste : un style d’entrelacements des lignes qui rappellent le figuier maudit qui enserre les bâtisses de moulin à vent dans nos campagnes du nord Grande – Terre, par exemple. Or du champ matériel de la pierre, pour les anciennes bâtisses et de métaux divers pour le MActe, il y a des valeurs immatérielles qui sont masquées par la mise en scène enrobée.. Cette approche nous amène vers les stratégies des trois groupes sociaux coloniaux qui ont rythmé l’évolution de la société coloniale pendant plus de trois siècles et demi. Cette société coloniale, dès la fin du XVIIIe siècle, affiche trois composantes principales qui sont, selon un ordre pyramidal : les dits blancs, les hommes dits de couleur libres, les dits esclaves. C’est cette base sociologique qui consacre la transversalité de la couleur de peau. En effet, ces dénominations sanctifient la couleur de peau blanche, réduisent le nègre libre à sa couleur non blanche et les esclaves à leur origine africaine, la couleur noire étant dominante. Toutes les constructions sociales suivantes vont se conformer à cette pyramide sociale. Même après la seconde abolition de l’esclavage (1848) se sont ces échelles de valeur qui détermineront les intégrations et/ou les exclusions des immigrés, quelle que soit leur origine géographique.

Nous cherchons donc à comprendre leurs stratégies, dans leurs origines, leur évolution et leurs possible perspectives.

A la fin du XVIIIe siècle, la société guadeloupéenne est composée de : les dits blancs, qui sont divisés en deux camps : monarchistes et républicains. Les premiers aspirent au maintien du régime en place avant 1789, et à une société hiérarchisée selon des principes divins. Les seconds espèrent une nouvelle donne politique, en l’occurrence la séparation des pouvoirs (cf. Montesquieu), et à l’avènement des trois principes dits de liberté, d’égalité et de fraternité (cf. Voltaire, Diderot, Rousseau…). Ces choix d’ordre politique reposent sur des liens et liants sociaux, soient traditionnels et inspirés des écritures saintes (cf. Bible) pour les uns, soient libéraux pour les autres. Ils sont au nombre approximatif de 10.000 en Guadeloupe, ces dits blancs. Même lorsqu’ils s’entretuent pour leurs idéaux (cf. guillotine) ils sont considérés comme faisant partie d’une « caste supérieure. » Il y aura de ce fait une partie du territoire où les plus puissants ont leur domaine, souvent réservé à leur progéniture et à leurs amis. Les lieux de connivence avec tous les « autres »sont forcément limités à un strict rapport, le plus souvent d’exploitation. Leurs enfants sont éduqués dans le plus grand respect de ces valeurs, dans des centres confessionnels coloniaux ou en France. Dans leur rapport à la métropole, il faut dire qu’il y a souvent des conflits qui reflètent la volonté des coloniaux de se libérer de quelques lourdeurs administratives que certains d’entre eux convertissent en besoin de plus d’autonomie.

La majorité de la population de Guadeloupe, d’origine africaine, esclaves puis citoyens constitue un groupe, les plus nombreux, base de la pyramide sociale. Les 90.000 esclaves de 1790 n’ont pas laissé de mémoires exprimant leurs aspirations. Mais, nous savons par les jugements des tribunaux que nombre d’entre eux furent accusés de fomenter ou de conduire des révoltes contre les dits blancs : en particulier en avril 1793 à Trois – Rivières… mais aussi, à d’autres moments, à Marie – Galante, Sainte – Anne, Lamentin..etc. L’antagonisme qui les oppose aux dits blancs est bien plus prononcé que la séparation que maintiennent ces derniers avec les hommes dits de couleur libres.

En réalité, la remise en cause de la discrimination fondée sur la couleur de peau ne semble pas, en dernier ressort, à cette époque, d’une claire évidence. Celles qui la subissent de la part de leur propre progéniture, dont le père est dit blanc, ont été souvent violées. Tout enfant d’une négresse est méprisable de la part du dit blanc, mais le comble c’est que ce mépris est repris par celui qui est de père blanc, ou simplement qui tire sa nuance de peau claire d’un ancien métissage. Ce sont des archétypes qui sont enkystés dans les comportements post – esclavagistes. Aucun monument, à lui seul, ne saura effacer ce qui relève de la manipulation mentale. Libérer tous ceux qui sont victimes de cette manipulation renvoie à une remise à plat de toutes les valeurs qui ont présidé à cette construction coloniale : c’est donc la société coloniale, dans son ensemble, qu’il faut détruire.

Les dits hommes de couleur libres sont environ 3.000 vers 1790. Cette catégorie sociale provient directement de la miscégénation, due au viol, au mariage, quoi que rare. Ces personnes libres veulent avoir les mêmes droits que ceux (les dits blancs) qui leur sont supérieurs en droit. Elles veulent exercer tous les métiers, être propriétaires au même titre que les dits blancs. Leurs aspirations principales, c’est l’égalité, ce qui fait d’eux des partisans républicains. Les deux autres principes républicains (liberté et fraternité) peuvent leur apparaître plus que relative, car beaucoup plus problématique dans une société ou les privations sociales semblent s’articuler sur des différences naturelles. Cette catégorie sociale croit légitime de se distinguer des esclaves tout en nourrissant le plus profond rejet du mépris que lui voue les dits blancs. Leurs aspirations premières consistent à obtenir les mêmes droits que les dits blancs. Ainsi, ils mènent une farouche bataille de lobbying entre 1789 et 1792 afin d’obtenir de l’assemblée nationale française le droit de vote. Leur horizon politique c’est la république ! L’opinion dominante,  dans la perspective de la représentation politique, c’est qu’il y aurait suffisamment d’écart quantitatif avec les dits blancs afin d’espérer représenter la grande masse, dont sont ils issus par leur mère, noire esclave ou pas.

Mais, dans tous les cas, les plus nombreux, de toutes les autres catégories confondues, ce sont les personnes dites nègres, toujours discriminées que ce soit sous la monarchie, l’empire ou la république. Aujourd’hui, si l’on considère le plan national français, elles sont de fait limitées dans leurs aspirations. De ce point de vue, il n’y a pas de différence réelle entre toutes celles, noires et, tirant leur origine de cette couleur, celles considérées comme métissées.

La république a tenté de trouver une alternative à cette problématique de la couleur, à savoir, tenter d’imposer à l’opinion, par le biais des médias, que l’adoucissement progressif de la teinte noire par la miscégénation était, en quelque sorte un progrès. De ombreuses théories créoles, donc coloristes se sont pour ce faire développée ces dernières années, notamment en provenance de la Martinique. Elles sont toutes fondées sur le postulat suivant :  avec un peu de couleur, on pourrait faire accepter, par la majorité blanche, en France, les grands principes de la république, pourvu que ce ne soit pas trop noire, noire !  En réalité, il s’agit de pérenniser le mépris basé sur la couleur de peau : tel est le karésol des choix qui ont présidé à la conception du MActe.

En la matière, on doit admettre qu’il n’y a pas d’unicité physique entre les agents d’une même ligne de construction sociale. Ils peuvent être de couleur de peau différente et pourtant être porteurs d’une stratégie sociale identique. C’est exactement ce que l’on observe en Guadeloupe. Mais, cela ne révèle pas pour autant que la démarche commune soit problématique ! Non ! Elle l’est quand on s’aperçoit que les choix sont coloristes, comme c’est le cas au MActe. De plus, cette dimension chromatique sert de carburant dans le cadre de l’épanouissement d’une franc – maçonnerie de couleur. Nous sommes au XVIIIe siècle des penseurs du MActe.

Voilà, le dilemme du MActe ! Les Guadeloupéens aspirent aujourd’hui à une autre voie stratégique. Celle qu’élaborent les hommes de bonne volonté de ce pays, autour des travailleurs (peu importe la couleur de leur peau !), héritiers d’abord des esclaves fugitifs,  et de ceux qui constituaient la grande masse des esclaves d’habitation.

Le MActe expose et vénère l’orgueil des héritiers des hommes de couleur libres de la république, ce qui n’est aucunement dans la stratégie de la majorité du peuple guadeloupéen.