Nous venons d’expliquer dans quelles conditions la question foncière est devenue un « problème social » sur le territoire des îles de Guadeloupe. Le crime, le vol et le viol sont le « foyé difé » (trois roches) qui a déterminé la source d’énergie coloniale initiale. Les héritiers ont vite fait de chercher à consolider l’initiative. Pour cela ils ont créé une valeur discriminante vis à vis des Africains : ils en ont fait des Nègres ! Ce qui suppose un Africain noir, déshumanisé, bestialisé, démouné[1]… du racisme en somme ! L’acte criminel contre les Kalinas se poursuit en une acquisition foncière par brigandage.
Du point de vue économique, du point de vue idéologique et politique, pour tout dire du point de vue culturel nous sommes confrontés à une dualité permanente qui emprisonne toute idée de projet social.
La pratique Kalina de la jouissance hors propriété des terres, sans aliénation donc de la matière naturelle se voit opposer la pratique féodale des conquêtes seigneuriales[2]. Alors s’inscrit sur le sol de Guadeloupe une dualité historique. En ce sens deux voies de rapport à la terre s’opposent, se chevauchent et s’interpénètrent. On ne peut être surpris par l’intrusion de la question dans le débat social à la fin du XIXe siècle[3]. On ne peut être choqué que la question ressurgisse en 1942 dans un tribunal de Pointe à Pitre[4]. On ne peut qu’être étonné que la question ne revienne à la surface qu’en 2009 ![5]
Quand nous parlons de dualité nous évoquons la permanence de la tentative des colons français d’imposer leur modèle de mise en valeur de la terre. Ils ont trouvé sur place un autre modèle et ils s’acharnent contre celui-ci. Imperturbablement, la racine Kalina résiste et s’agglutine à la branche africaine pour former un nouveau réseau de rhizomes, comme dirait Glissant. Le « jardin » dit « créole » en est l’émanation la plus directe. Il faut une multitude pour faire un « jardin » bien de chez nous. Toutes les plantes s’entremêlent, se croisent et s’échangent force et faiblesse. Le jardin n’existe que par cette destinée partagée et durable. Aujourd’hui il se révèle être la seule pratique écologique de notre environnement. Malgré cette reconnaissance nous sommes dans l’impossibilité de la voir se perpétuer dans toutes les régions agricoles du pays. La domination politique, le système colonial empêche toute mutation.
La revendication des agriculteurs de Daubin porte en elle des raisons d’espérer la résolution du problème. Car, contester la propriété de la terre revient à essayer d’inverser la dynamique actuelle d’un projet de société d’« égalité réelle ». En effet, ce que réclame ces agriculteurs ce n’est pas l’égalité « formelle » à travers des textes institutionnels, mais la jouissance d’une terre ancestrale et sans entrave d’aucune sorte. Actuellement ils sont soumis à un « dictat républicain » qui confond ouvertement « égalité » et discrimination. Il suffit de prononcer dans le discours législatif que les « Kalinas-Afrodescents »[6] sont égaux aux Français pour estimer que la question foncière est réglée. La loi du 27 juillet 2010 qui fait passer automatiquement du contrat de bail à colonat au contrat de bail à ferme en est la plus conséquente manifestation. On s’aperçoit très vite qu’en matière d’égalité, il y a un fossé abyssal entre la loi et le fait. On en est loin ! Les juges, les uns après les autres, prennent des décisions et arrêts qui ont pour objectif de rendre juridiquement légitime la propriété de la société demanderesse. Parfois ils bénéficient d’attention particulière de la part des pwofitan. Dans tous les cas, ils s’appuient sans vergogne sur des faux afin de déclarer recevables les demandes de la CIACL-CACL-EACL.
Par exemple, il est dit que les cultivateurs poursuivis parce qu’ils n’ont pas payé la « rente coloniale » ou colonat partiaire, voire le fermage, occupent des terres de « Beauvalon »… Quid de « Beauvalon » ? La municipalité de Ste Rose a pris un arrêté qui dit textuellement que le lieu-dit ou habitation « Beauvalon » n’a pas d’existence cadastrale sur le territoire de la commune. Il est reconnu un lotissement dénommé « Beauvalon » qui n’a rien à voir avec les terres de Daubin, Cluny, Desbonnes… sur lesquelles les cultivateurs exercent leurs activités principalement en agriculture vivrière. Pourtant, les juges passent outre et décident et condamnent des cultivateurs sur les terres de « Beauvalon », lotissement où il n’y a aucun agriculteur. C’est le comble de la bêtise humaine. Pourtant, on doit se satisfaire de ces décisions de justice !?
Autre exemple : un arrêt de la Cour d’Appel de Basse-Terre stipule clairement qu’il n’y a pas lieu de chercher plus avant que dans « présomption de propriété » la preuve que la société est belle et bien propriétaire de ces terres.
Enfin, autre chose qui pourrait contrarier une décision de justice dans tout tribunal digne de ce nom : c’est le fait pour une société demanderesse de ne pas apporter la preuve de son existence légale, en fournissant toutes ses décisions de nomination de direction, ses mutations de nature, ses démêlées judiciaires, etc… En somme, toute tentative de faux et usage de faux devrait être bannis dans tous les prétoires dignes de ce nom. Ce n’est pas le cas en Guadeloupe !
Assimiler et croire qu’en prorogeant des textes esclavagistes on avance vers la disparition des mentalités ancrées dans la discrimination, c’est une illusion ! Ce sont les fondements de la pwofitasyon qu’il faut éradiquer ! Changer le rapport à la terre n’est pas une question simplement d’ordre moral, c’est l’existence humaine qui peut être en question ! La question est d’ordre économique, idéologique et politique, pour tout dire culturel, et demande que la société toute entière investisse dans un nouveau projet de vie commune. Voilà le fond de la question posée.
Du « problème » le système colonial en a fait la « nature » du « fait antillais« . Du coup les « Antillais » deviennent un « produit colonial » que la France pense inaltérable. Ils ne peuvent ni se transformer, ni même s’émanciper, car ils ne peuvent pas acquérir une existence libre sans mettre en question les bases de l’Etat français moderne. De ce fait, ils sont conçus comme l’être même du système. Ainsi, l’Etat post-moderne, post-pétainiste, prétendument « post-colonial », (sans aucun doute post-moderne, post-pétainiste, mais pas du tout post-colonial) est consubstantiel de l' »être antillais« . En effet, sans le système colonial et néo-colonial, il n’y a pas de France. Les actes menés au nom de l’Etat dans les quinze dernières années, en Afrique, dans le Bassin des Caraïbes (Guadeloupe, Guyane, Martinique, St Barthélémy, St Martin…) nous portent à croire que les intentions et espérances du pouvoir d’Etat ne s’affranchissent pas de l’être colonial ; ce n’est pas uniquement une question d’héritage. L’être de l’Etat républicain est colonial ! Et c’est aussi pourquoi cet Etat ne saurait se passer de sa matérialité humaine : l’Antillais, socle de la dualité durable dans une société dominée.
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[1] Rendre impersonnel, sans âme, sans personnalité …
[2] Les îles de Guadeloupe seront la propriété personnelle du seigneur HOUËL…entre
[3] Pétition signée par des Kalinas, en 1883.
[4] Demande adressée par les enfants CAMPRASSE…afin de récupérer leurs terres à Anse-Bertrand.
[5] Lors du mouvement social dirigé par le LKP.
[6] Notre société actuelle qui s’enracine dans la terre de nos îles depuis des milliers d’années. Cf. Arawaks, Kalinas, Africains, Asiatiques qui ont subi la domination des Européens à partir du XVIIe siècle seulement.